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De la tête aux pieds
29 avril 2013

Le dépassement de soi : des voies différentes

Recordman et compétitif

Réalité de ces projets de sens et applications pédagogiques

Battre ses propres records ou battre autrui sont des projets de sens que l'on retrouve systèmatiquement chez les sportifs de tous les niveaux. La perspective de la lutte avec soi-même ou avec les autres hommes donne un sens à l'activité. C'est Antoine de la Garanderie qui a distingué ces deux projets de sens. Il en explique les fondements et les caractéristiques à de nombreuses reprises dans ses ouvrages : Comprendre et imaginer, On peut tous toujours réussir, La motivation, Critique de la raison pédagogique. Ce qui nous importera dans cet article c'est de montrer la réalité vivante de ces projets à tous les niveaux de pratique et quelle que soit la pratique, leurs nuances, et de montrer qu'ils sont mobilisables, enseignables, et donc non issus d'une caractérologie indépassable.

Le recordman

Le recordman est la personne qui a le projet d'améliorer une performance passée. Cette perspective libère ses forces et son énergie. Battre un record libère la temporalité intime de l'être. Lorsque je bats un record, je me prouve à moi-même que je ne suis pas un être fini. Un champ d'avenir s'ouvre à l'individu sans obstacle insurmontable. Il accède ainsi à l'éternité terrestre. Le terme peut paraître fort mais il s'agit d'un vécu et donc d'une réalité. C'est cet accès à l'éternité qui motive. Ce qui démotive, c'est de n'avoir aucune perspective devant soi. Ce sont la mort et la peur qui paralysent et immobilisent. Leur être chemine dans le temps. Souvent, la lutte d'homme à homme les inhibe et les coupe de leurs forces (ce n'est pas une généralité). Ils ont l'impression d'une part de perdre le contrôle de leurs actions et d'autre part de perdre la possession de leurs faiblesses. Ils sont dépendants de l'autre à ce moment-là. Au travers de nos études, nous avons rencontré de purs recordmans. Nous allons vous exposer certains exemples.

Ron Clark était un coureur de demi-fond et de fond australien qui a battu de nombreux records du monde dans les années 60 du 5000m au 20km. Il a même battu le mythique record de l'heure. Cependant, il n'a jamais été champion olympique alors qu'il survolait le 5000m et le 10000m pendant deux olympiades en 1964 à Tokyo et à Mexico en 1968. Il récolta uniquement une médaille de bronze en 1964 alors qu'il était le détenteur du record du monde. Il savait se battre contre lui-même mais était impuissant contre les hommes.

Jules Ladoumègue, coureur à pied du 1000m au 2000m, a battu 6 records mondiaux dans les années 30 et fut uniquement médaille de bronze aux Jeux d'Amsterdam en 1928. Il ne put participer aux jeux de 1932 à Los Angeles car il fut radié pour professionnalisme. Avant de s'attaquer à un record, il établissait les temps de passage permettant d'y parvenir. Les temps de course étaient exactement les même au dixième près. Les records sont souvent des oeuvres collectives. Des athlètes se sacrifient pour qu'un autre batte le record. Une ambiance d'entraide règne dans le peloton. Ainsi, l'athlète n'a pas la peur qu'on essaie de le battre. Il peut se donner tout entier à son projet personnel. Il se nourrit du désir des autres pour lui. Michel Jazy a battu de nombreux records du monde et d'Europe de cette façon du 1500m au 5000m entre 1962 et 1965. Des camarades étaient chargés de l'amener en un temps prédéterminé. Lui suivait, les leaders se succédaient et enfin laissaient la place à Jazy à qui il restait un peu plus d'un tour pour abaisser la meilleure marque mondiale ou européenne.

Roger Bannister en 1954 a battu le record du monde du mile de la sorte emmené par deux frères d'armes, Gordon Pirie et Chris Chataway. Le but était d'abattre le mur des 4 minutes. Il rélisa 3'59''4/10 en allant au bout de lui-même. Il était épuisé et ne tenant plus sur ses jambes à la fin mais tellement comblé.

Beaucoup de personnes ne comprennent pas qu'on se mette dans des états pareils et crient au masochisme. Mais il faut vivre le sens profond de l'activité de l'intérieur pour comprendre. C' est l'espoir du plus être qui anime le sportif au départ d'une épreuve alors qu 'il a déjà vécu la souffrance du dépassement de lui-même. Tous les recordmans ont leur mur. Zatopek voulait crever la barre des 14 minutes sur 5000m et des 29' sur 10000m. Guillaume, élève de troisième l'année dernière, avait l'ambition de passer la barre des 3'30 sur 1000m ; son copain Louis, lui, voulait les 3'. Le recordman peut être un découvreur des possibilités humaines. Il les sonde. Il fait avancer l' humanité. Il ne s'identifie pas à son record. C'est une étape. Sitôt réalisé, il n'existe plus. C'est celui à réaliser qui existe aujourd'hui. 

Zatopek, le célèbre coureur des années 50, dira que s'il avait existé un coureur de son niveau, ils auraient pu abattre des murs chronométriques et peu aurait importé qui aurait battu le record.

zatopek

Emil Zatopek lors du marathon des Jeux Olympiques d'Helsinki en 1952

Chez nos élèves, nous retrouvons ces projets de records. De nombreux élèves viennent souvent me voir fous de joie pour me dire "je me suis battu !". Et ce n'est pas uniquement les meilleurs qui éprouvent la joie : des élèves ayant parfois les moins bonnes performances de la classe éprouvent ce sentiment intense. On voit souvent dans les courses sur route regroupant des milliers de personnes, le 1334° (c'est un exemple) brandir les bras sur la ligne d'arrivée parce qu'il vient de battre le record qu'il avait projeté. Le record ne signifie pas forcément une marque reconnue mais il est personnel et intime. Dans les cours d'EPS, je vois de nombreux élèves se souvenir parfaitement de leurs performances et d'autres pas du tout. Sitôt réalisé, ils oublient complètement le temps ou la mesure qu'ils viennent de réaliser.

Je pense que l'enseignant d'EPS peut développer cet esprit dans ses cours, tout d'abord en s'intéressant à toutes les performances sans les comparer, et en organisant régulièrement la même épreuve. Les élèves étant fortement pris par ce projet, pourront alors l'exprimer. En lancer de javelot, les élèves ont chacun une fiche plantée dans le sol correspondant à leur meilleur lancer du cours, à chaque fois qu'ils l'améliorent, ils déplacent leur fiche. On peut aussi matérialiser leur record absolu.
Pour faire naître le projet de record, on pourra demander à l'élève d'évoquer la performance réalisée et de la mémoriser en vue d'une comparaison avec une autre tentative. On pourra demander à l'élève d'évoquer, avant de s'exécuter, une énergie et des forces supérieures à celles qu'il avait engagées par le passé avec le projet de l'amélioration. Il est vrai que la vie de ce projet ne permet pas à tous les coups de s'améliorer. Sinon où en seraient tous les records du monde ? Des élèves en échec par rapport à leur record pourraient se détourner de l'activité. Rodolphe, élève de 5° l'année dernière, a, lors de son premier concours réalisé 1,45m alors qu'il mesurait 1,55m. La semaine suivante, il était bien décidé à améliorer cette marque. Mais, il ne réussit que 1,35m. Il était très déçu. Il s'isola. Je lui dis alors que le record ne peut pas être battu à chaque fois et que cela demande certaines conditions de forme, d'entraînement, et d'avoir fait des progrès techniques. Il est intéressant de remarquer que lors de la première séance, il établissait à chaque hauteur un nouveau record personnel. Lors de la deuxième séance, les hauteurs passées ne lui procurèrent pas la même frénésie de la réussite qui lui ouvrait les vannes de l'énergie et de la force. Il avait en outre la crainte de ne pas passer la barre qu'il avait dominée la fois d'avant. Il était pris à la fois par un espoir de record mais aussi par une crainte de l'échec qui se produisit. 

L'exemple de Xavier, coureur à pied sur des distances allant du 800m au marathon, aurait pu lui venir en aide. Il a 20 ans d'athlétisme derrière lui et il ne bat pas ses records à chaque compétition. Pourtant, il en a l'intention. Il est capable malgré tout à chaque fois de donner le meilleur de lui-même. Lorsqu'il perçoit l'échec en cours d'exercice, il se donne un nouveau projet de sens, par exemple : établir la meilleure performance de l'année ou battre celle qu'il avait réalisée l'année précédente à la même époque. Si le raisin est trop haut, ne crions pas qu'il est trop vert mais cherchons une grappe qui est plus basse. Rodolphe aurait dû prendre chaque barre comme un record à battre. Comment font les athlètes qui à l'âge de 65 ans continuent de courir en donnant le meilleur d'eux-mêmes, pour donner du sens à l'activité alors qu'ils savent que leur record absolu est loin derrière eux ? Ils essaient d'améliorer ce qu'ils ont fait cette année. Certains changent d'épreuve. Ils s'exercent sur des disciplines sur lesquelles ils n'ont aucun record personnel. Xavier sait qu'il lui reste encore le 5000m. Il n'en a jamais fait. Cela peut être un champ de découverte chez lui et de records. Comment font les athlètes, après une année sans activité en raison d'une blessure et donc sans entraînement, pour conserver le goût de l' activité alors que les temps ou les performances qu'ils réalisent se révèlent médiocres en comparaison à ce qu'ils réalisaient par le passé ? Ils se considèrent comme des débutants et des novices dans l'épreuve. Ils essaient d'améliorer ce qu'ils viennent de faire en évitant surtout de faire revenir l'évoqué de leur meilleure performance absolue.

Le compétitif

Dans d'autres cas, les athlètes sont fortement pris par le projet de battre autrui. Cela leur permet d'avoir une identité et de s'inscrire dans la société des hommes. Nul n'ait besoin de se placer en haut. Mais ce combat de champions n'amène pas à la dispute mais au contraire à une reconnaissance de l'alterité et de soi. En effet, le projet compétitif s'appuie sur les faiblesses. En me battant, autrui me fait apparaître mes faiblesses et mes limites et donc cela me donne des perspectives d'amélioration. Un joueur de tennis pris par un projet de compétition, va pilonner mon revers qu'il a détecté comme défaillant ou bien me délivrer une alternance de balle courte et de balle longue parce qu'il a vu que je n'étais pas bien à l'aise dans ce registre. Par la suite, je vais essayer de l'améliorer à l' entraînement. Je remercie ce rival qui m'a ouvert les yeux sur la réalité de mon jeu et m'a ouvert des perspectives d'avenir. Nous allons à présent vous exposer certains cas de compétitifs de tout niveau.

En 1983, en quart de final de Roland Garros, Roger Vasselin tombe contre J.Connors, un des 3 meilleurs joueurs de tennis de l'époque. Pour le battre, il lui délivra des balles sans consistance et molles qui obligèrent Connors à créer du jeu, à le prendre à son compte, lui qui avait besoin de jouer en contre et de s'appuyer sur la vitesse des balles de l'adversaire. Il sortit toutes ses balles et se fit battre. Roger Vasselin atteignit alors les demi-finales et tomba sur Noah contre lequel il ne put rien. 

Fabrice Santoro, avec son père, rentre sur ordinateur toutes les caractéristiques de ses adversaires selon les surfaces pour élaborer une stratégie gagnante. Il se révèle très dur à jouer pour ses adversaires. Il est la bête noire de Marat Safin. Il le fait mal jouer. On comprend pourquoi. Même dans les situations les plus désespérées, il arrive à délivrer la balle qui risque de mettre en difficulté. Le compétitif a besoin d'identifier les habitudes de l'adversaire afin d'anticiper des réponses. Il évoque mentalement les actions et le contexte dans lequel elles s'expriment. Cela lui permet d'avoir un temps d'avance et de le prendre de vitesse en ayant une réponse prête pour parer l'attaque ou la défense adverse.

C'est le cas de Michel Platini. Il évoquait les actions des adversaires, leurs types de dribbles et de passes. Il déterminait alors la meilleure façon de les contrer.

Une fois, lors d'un match de football, j'ai remarqué à deux reprises que mon adversaire direct faisait le même dribble lorsqu'il recevait un ballon venant de la droite. Il se mettait de dos tout en contrôlant la balle et contournait le joueur par la gauche. J'ai tout de suite anticipé une action de contre : me déplacer sur la gauche une fois qu'il avait le dos tourné. Mon plan réussit du premier coup. Je récupérais immédiatement la balle et put opérer une contre attaque. Il demanda immédiatement à être remplacé.

Le compétitif tente aussi d'éviter les zones de motivation de l'adversaire. Michel Bernard, dans les années 50 et 60, fut l'un des meilleurs coureurs de demi-fond national et international. Il était connu pour sa célèbre rivalité avec Michel Jazy. Deux de ses courses sont à ce titre intéressantes. En 1958, en finale des championnats de France de cross, il se retrouve en tête avec Alain Mimoun et un autre coureur algérien. Alain Mimoun dont l'unique stratégie était de suivre le meneur pour le doubler à la fin, l'invectiva à prendre le commandement. Mais il refusa car il savait de quoi il en retournait. Aussi resta-t-il bien sagement derrière et fit à Mimoun ce qu'il faisait aux autres. Il devint champion de France de cross. Lors d'un deux miles en salle, il se retrouva en tête avec l'anglais Pirie. L'allure était tellement élevée qu'ils étaient tous les deux sur le point de battre le record du monde. Pirie fut pris par cette perspective. Ce fut le sens de la course mais pas pour Bernard. Il ralentit alors la course pour restituer les débats dans le cadre de la compétition. Le record ne fut pas battu.

Nous pourrions distiller les exemples à foison mais nous avons voulu simplement sensibiliser à la réalité de ce projet et à ses nuances. Chez nos élèves, ces projets existent. Lors d'un échauffement à petite allure, il existe certains élèves qui vont sprinter pour terminer devant un copain ou pour le rattraper. D'autres en revanche maintiendront une allure identique même si un camarade est devant eux ou en arrière. Le projet de compétition peut aussi être mis en échec. Comment réagir lorsque l'adversaire va gagner avec certitude ? Des sportifs nous viennent en aide pour résoudre ce problème. Alain Mimoun, célèbre coureur de fond des années 40 et 50, avait un rival : Zatopek. Son rêve : le battre. Aux Jeux Olympiques de Londres en 1948, il avait été distancé par Zatopek de 48 secondes sur 10000m. Et d'année en année, il cherchait à faire fondre cet écart. En 1952, l'écart n'était plus que de 15 secondes. En 1947, il était de 53 secondes. C'est en 1956 sur marathon aux Jeux de Melbourne qu'il battit enfin Zatopek. Il l'attendit sur la ligne d'arrivée. Zatopek lui dit : "Je suis heureux que tu aies gagné, il est juste qu'après avoir été tant de fois second, tu aies enfin trouvé ton jour". 

 

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 Emil Zatopek congratule Alain Mimoun après son marathon victorieux en 1956

Mettre dans le temps la réussite de son entreprise est un moyen de surmonter son échec. Xavier, lui, nous dit qu'il change de rival lorsqu'il se fait distancer. Il espère aussi une défaillance de l'adversaire pour avoir présumé de ses forces. C'est ce qui lui permet de maintenir le sens de la course. Nous voyons beaucoup de nos élèves se démobiliser lorsqu'ils voient le plus grand nombre les distancer. Notre société fait penser que seul le statut de premier est intéressant. Les autres places ont de la valeur. On voit souvent dans les courses sur route le 1333° être à la lutte avec le 1332°. A l'arrivée ils se serrent la main, heureux d'avoir livré un beau duel.

A l'enseignant de travailler avec les élèves sur leurs projets de sens. Evoquer l'adversaire et les stratégies qui permettront de le battre. Gérer le projet en fonction des résultats. Mais le projet n'est pas toujours simple à mettre en place à l'école. Un jour, lors d'un cours d'EPS en volley-ball, je donne le conseil suivant à mes élèves au service : envoyer la balle sur un adversaire supposé plus faible. Ce fut un scandale. C'était cruel. Ils pensaient que c'était méchant. Notre société, contrairement aux Anglo-saxons, a culpabilisé l'agressivité et a amené les individus à la retourner contre eux-mêmes. "Au lieu de voir la paille qui est dans l'oeil de ton voisin, regarde la poutre qui est dans le tien" ; "Si tu reçois une gifle sur une joue, tend l'autre" ; "Ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas qu'on te fasse".
Ces grands principes fondant les structures relationnelles de notre société rendent difficiles la possibilité d'exprimer un esprit de compétition. Cela peut permettre d'expliquer la relative faiblesse du sport français pendant de nombreuses années par rapport au sport anglo-saxon (USA, GB, Allemagne). Le sens de la compétition est à faire vivre aux élèves. Il doit permettre le dépassement des deux protagonistes sans volonté de destruction. C'est un moyen de rencontrer autrui et de se rencontrer. La peur d'être ridiculisé et le sentiment qu'on n'est pas la hauteur peut inhiber le projet de compétition qui peut être un aspect central des projets de la personne. Pour lui permettre de l'éprouver, il est possible d'organiser des compétitions collectives comprenant une forte responsabilité individuelle. La performance individuelle est noyée dans la performance collective. On peut citer le relais, le cross par équipe où chaque place est additionnée et les totaux comparés. Ainsi, on ne voit pas qui a fait quoi, mais l'individu aura exprimé le meilleur de soi à travers la compétition. Michel Jazy aimait donner ce sens de don en compétition. C'est pour autrui qu'il développait un esprit compétitif. Il fatiguait un adversaire pour qu'un camarade puisse faire une bonne place.

Projets mixtes

Il y a des records qui sont battus grâce à un projet compétitif. Le record n'était pas le but premier, il n'est qu'une conséquence de la compétition. Colin Jackson, en 1993, dit qu'il avait juste voulu gagner lorsqu'il battit le record du monde du 110m haies en 12''91. Il y des places qui s'obtiennent uniquement grâce à un projet de record. La place n'est que la conséquence d'un projet de record. Un jour lors d'une compétition à Saint Maur, je voulais battre mon record sur 1500m qui était de 4'29''9. J'avais déterminé des temps de passage tous les 100m. Je contrôlais régulièrement mon allure en regardant un chrono que je tenais dans ma main. Je ne prenais absolument pas en compte le rythme de la quinzaine de coureurs qui partageaient la même course que moi. Au début, j'étais dans les derniers. J'ai malgré tout maintenu l'allure et je suis resté dans la réalisation de mon projet. Je suis arrivé second de la course et j'ai battu mon record en 4'29''16. A aucun moment je n'ai cherché à battre autrui. Cette place fut très surprenante pour moi, à l'instar de Jackson, c'est-à-dire d'avoir atteint un résultat sans vraiment l'avoir cherché.

Il y en a en revanche qui l'ont cherché. Rappelons l'Anglais Hill qui au début du XX° siècle a cherché à battre le record du 880 yards en montant une couse à handicap, c'est-à-dire en plaçant des athlètes plus faibles que lui tous les dix mètres. Il réussit à tous les doubler sauf un. Zatopek chercha à être champion olympique du 10000m aux Jeux Olympiques de Londres en 1948 en construisant sa course comme pour une tentative contre le record du monde. Un ami était censé brandir un foulard rouge si le temps de passage n'était pas convenable, un foulard blanc si c'était bon par rapport à ce qu'il avait prévu. Au début, il était en queue de peloton mais dans des temps convenables. Au fur et à mesure, il rattrapa ses adversaires en essayant de maintenir le rythme. Il fut champion olympique avec 48 secondes d' avance. Mais il ne battit pas le record du monde. 
Paavo Nurmi, l'homme au chronomètre, commençait une course en se centrant d'abord sur son rythme à lui grâce au chrono, puis au bout d'un certain temps il prenait en compte les adversaires et laissait tomber son appareil. 

paavo nurmi

 Paavo Nurmi

 

Il existe aussi des personnes qui partent avec des projets de records et qui basculent sur des projets compétitifs lorsqu'elles voient que le record est inaccessible. C'est le cas du marocain El Gerrouj lors du meeting de Rieti en Italie en septembre 2003 où il voulait battre le record du mile. Il y a aussi des personnes qui partent avec des projets de compétition et qui, lorsqu'elles voient qu'elles ne pourront le réaliser, basculent sur un projet de record c'est-à-dire de performance par rapport à eux-mêmes.

En quoi ces projets sont intéressants pour l' école aujourd'hui?

En EPS, on a trop souvent oublié le sens que revêt l'activité pour le sujet. Nous nous sommes centrés sur la réalisation de la tache et sur un sens aride tel que la morale, l'hygiène, l'effort. Nous ne remettons pas en question ces objectifs éducatifs qui sont nécessaires à l'équilibre et au développement d'un individu. Mais ces objectifs s'atteignent par les projets de sens que nous avons décrits. Un athlète qui s'adonne à son sport dans le but du record ou de la compétition va faire des efforts, va respecter un règlement, l adversaire et un programme d' entraînement et va entretenir et épanouir sa santé. Mais tout cela sont des conséquences ou des moyens du développement personnel.

Le record et la compétition sont deux chemins possibles du progrès de soi et de son développement. Les oublier en EPS serait interdire cet accès à soi et aux autres. Comment un élève pourrait-il se sentir concerné dans de telles perspectives, ou pourrait-on dire sans perspective ? L'élève doit réaliser cette tâche et atteindre tel niveau. Il doit faire trois fois un tour avec du repos après chaque tour. L'enseignant pense t-il à leur proposer des projets de sens à donner à cette tâche outre la problématique de la santé qui n'a pas beaucoup d'écho chez des enfants de 11 ou 12 ans ? Leur dit-il qu'ils peuvent chercher à améliorer leur propre temps après chaque tour ? Dit-il à un élève recordman qui a régressé au deuxième tour qu'il peut chercher à battre le temps du 2° tour lors du troisième ? Cherche-t-il à savoir pourquoi un élève abandonne lors du deuxième tour en centrant son champ d' investigation dans le domaine des problématiques du recordman et du compétitif ? A-t-il abandonné parce que tous se révélaient meilleurs que lui ? Ou parce que son rival l'a surpassé ? 

Une élève de cinquième, en 1999, avait fréquemment des crises d'asthme en endurance, pratique qui lui était conseillée pour les résoudre. J'avais remarqué qu'elle partait très vite, qu'elle marchait une fois qu'elle n'en pouvait plus du fait de sa mauvaise gestion de ses ressources, et que sitôt qu'elle voyait l'arrivée proche, elle piquait un sprint pour doubler des adversaires qui avaient eu à peu près la même gestion de course. Quelquefois une crise d'asthme apparaissait. Je lui fis prendre conscience de la réalité de son projet de sens. Elle voulait être première tout de suite. Elle ne savait pas attendre. Je lui dis qu'elle devait être plus patiente et réserver sa botte pour la fin de course. Partir doucement, suivre ses adversaires et les doubler à la fin. Ce fut prépondérant. De dernière de la classe en endurance, elle devint l'une des meilleures. Je ne vis plus de crises d'asthme.

Combien d'élèves posent la question : "Combien de tours doit-on faire ?". Ils sont en simple projet de s'acquitter d'un devoir et ne sont pas dans une perspective de sens et de développement. Le cours d'EPS ne sera pour ces élèves d'aucune utilité. Il y a fort à parier qu'un rapport de force, de séduction ou de laisser-faire s'établira entre l'enseignant et les élèves habités de ce sens de devoir si la réflexion n'essaie pas de centrer le débat autour des projets de sens de record et de compétition.

Les projets de sens du record et de la compétition ne sont-ils circonscrits qu'à l'EPS ?

Un élève de 4° l'année derniére, à qui je demandais non innocemment de choisir entre deux situations : avoir 16 en anglais, note constituant un progrès pour lui mais avec la majeure partie de la classe obtenant 18, ou avoir 10 en sachant que toute la classe avait eu moins de 8, me répondit sans aucune hésitation "avoir 10". En outre, il se révélait fortement compétitif en EPS. En classe, il relevait de façon systématique les erreurs de ses camarades.

Souvent, lorsque j'étais professeur principal de 6°, j'avais à résoudre des problèmes de relations entre les élèves. Il est arrivé que le conflit provienne de la différence de projets entre les deux élèves. Ce fut le cas entre Camille et Jenna. Camille, sensible, douce et discrète souffrait de l' attitude de Jenna, fille active, fonceuse et ne s'embarrassant pas de manières pour dire ce qu'elle pensait à quelqu'un. Jenna axait tout sur les notes et la première place de la classe, alors que Camille lisait, écrivait et jouait au théâtre en dehors de l' école, tout en obtenant d'excellents résultats. Je plaçais Camille auprès d'un élève que je savais recordman. Cela se passa mieux pour elle en salle de classe.

Ces deux exemples montrent que les deux projets de sens que nous avons décrits sont aussi présents dans des champs extra sportifs, et donc dans les autres disciplines scolaires. Les places d' honneur, les classements, les récompenses, les jugements de progrès, les qualifications pour la classe supérieure sont des élèments caractéristiques de la compétition et du dépassement de soi que l'on retrouve en conseil de classe. Que dire de certains établissements qui enseignent la catéchèse, et qui prônent le respect des différences et la tolérance, et qui dans le même temps font des sélections et renvoient certains élèves afin d'obtenir les meilleurs résultats aux examens comme le ferait une équipe de football au moment des transferts au début d'un championnat ? Malgré ce climat, ces projets de sens ne sont pas enseignés et analysés. Ces projets de sens du record et de la compétition sont les projets des enseignants et de l'institution. C'est eux qui réalisent leur projet. Les élèves ne sont que des moyens de les atteindre. Et on ne pense plus que les élèves sont à l'école pour réaliser leurs projets de record et/ou leur projet de compétition et non pas ceux de l'enseignant, si bien que certains élèves oublient de mettre ces projets dans leur champ d' avenir, ce qui permettrait de donner du sens à l' école. Ils ne voient que des taches à acquitter et des exercices à faire. Ils le font pour ne pas avoir de problèmes et pour avoir juste le niveau nécessaire. Avoir 10 et ouf ! 

Ils oublient leur développement personnel, leur dépassement d'eux-mêmes par rapport à eux-mêmes ou par rapport à autrui. Avoir une meilleure note que la dernière fois, faire moins de fautes à la dictée. S'entraider en groupe pour s'améliorer. Les objectifs seraient ceux d' un recordman. Etre le meilleur de la classe en Anglais ; faire mieux qu'untel qui m'a battu en Anglais. Là, nous sommes face à des objectifs d'un compétitif.

En préparation d'agrégation d'EPS, un enseignant, pour nous former à la technique argumentaire avait organisé la classe en deux groupes : un groupe devait défendre une thèse et l'autre groupe la thèse contraire. Chaque groupe avait 15 minutes de préparation, devait lister premièrement ses arguments, ensuite prévoir les oppositions de l'autre groupe et une réponse possible. Il était très intéressant de voir la réaction et le dynamisme intellectuel que cela suscita. Nous avons pu assister à de véritables joutes verbales. D'habitude, chacun ne faisait pas trop confiance à sa mémoire lorsqu'une question du même ordre était posée sans une telle direction de sens. Là, aucun problème de mémoire ni de timidité. L'enseignant avait ici organisé une compétition intellectuelle. Cependant, un certain nombre restèrent muets. La situation ne leur convenait pas.


Ces deux projets de sens ne sont pas circonscrit à l' EPS mais sont incarnés et s'expriment dans tous les secteurs de la vie. Cette universalité des projets de sens doit amener l'ensemble de la communauté éducative à aider les élèves à dépasser le sens du devoir et à les orienter vers le sens du développement personnel. L'enseignant d'EPS pourrait éclairer par ses observations les autres enseignants de la classe et permettre aux élèves d'investir leur moi par la culture. Cependant, les projets de sens de record et de compétition quoique nécessaires, ne sont pas suffisants. Le projet de l'acquisition des moyens pourra permettre d' incarner ces projets de finalités et de les atteindre.

Ces projets de sens ouvrent aux moyens. Nous irons même jusqu'à émettre l'hypothèse qu'ouvrant un champ d'avenir, ils sont une porte d'entrée à l'évocation et aux gestes mentaux.

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Commentaires
J
bonjour <br /> <br /> je suis prof d'eps et préparateur mental<br /> <br /> je souhaite correspondre avec toi raphael<br /> <br /> en effet qu'est ce que se dépasser dans le quotidien pour un élève lamda?<br /> <br /> si ce n'est nourrir son sentiment d'existence à travers l'idée qu'il se fait de lui et de l'école<br /> <br /> merci de ton intérêt<br /> <br /> jean nicolas rossi <br /> <br /> jnrossi@orange.fr<br /> <br /> j'ai fait le stages de GM
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